Peinture et regard

 

Pour sujet de ma première planche, j’ai choisi la peinture. De mes réflexions s’est dégagée l’idée du regard puisque celui-ci précède tout acte de création.

D’abord le regard du peintre et son inspiration, puis la réalisation du tableau qui lui-même est destiné à être exposé et regardé.

C’est d’expérience que j’évoquerai les sociétés de peintres, leurs activités et les manifestations qu’elles organisent favorisant le lien social et l’ouverture à l’art.

Enfin la peinture comme moyen d’éclairer le regard sur soi, quand elle prend place dans une démarche thérapeutique.

J’ai laissé de côté le regard du peintre sur la société de son temps et le tableau qui, en tant qu’objet historique, témoigne d’autres époques.

Mon intention est ici de présenter la peinture comme une voie, une opportunité de regarder autrement le monde, les autres et soi-même.

On voit souvent sans regarder véritablement, sans prêter attention. Distrait. Préoccupé par un ailleurs.

Avec le temps, une grande partie du spectacle de la vie devient poliment floue, car si nous nous arrêtons pour regarder toutes les fleurs des champs, nos obligations si nombreuses ne seront pas remplies.

Pour le peintre, tout commence par le regard. Il discerne avec sa sensibilité particulière, ce qui peut faire l’objet d’un tableau. Ce ne sont pas tant les éléments d’un paysage ou d’une scène qui importent que la qualité de la lumière et son orientation. Celle-ci révèle des aspects du sujet, accentue les reliefs, donne vie aux couleurs, précise les perspectives.

Lumière et couleur, deux notions indissociables de notre vie. On peut considérer le regard comme une lumière projetée sur le monde.

Je pense à la série des cathédrales où Monet reprend toujours le même motif. C’est moins l’architecture qui l’intéresse que les jeux d’ombre et de lumière sur la façade, qui n’est qu’un support pour une étude. Résultat : autant de tableaux différents par la palette.

Je n’ai pas peint depuis quelques années, mais je continue à voir des tableaux possibles. C’est la lumière qui m’a toujours guidée pour trouver des sujets à peindre. C’est elle qui m’interpelle. Des circonstances où mon regard s’est arrêté avec une sorte de jubilation : « Là, il y a quelque chose à faire ! ».

D’abord goûter le lieu, en suivre les lignes, prendre des repères, changer de point de vue pour cerner la composition. Se donner le temps, se laisser pénétrer par ce qu’on voit pour voir autrement. Capter du beau, de l’harmonieux, en accueillant, en s’ouvrant à ce qui est. S’autoriser à être touché, émerveillé. Vibrer.

Voilà un moment intime où l’extérieur rencontre l’intérieur et le remue par de belles émotions.

Les yeux ne sont pas tout. Le coeur y a sa part, comme le dit le Petit Prince. Être inspiré ! Par sa référence au souffle, l’expression est belle.

Partant de cette étincelle, le peintre se met à son chevalet et travaille dans le plan physique pour communiquer les impressions reçues et offrir son regard. La peinture est un chemin qui mène de la matière brute à la mise en scène et à la mise en oeuvre.

En cours de réalisation, le tableau vit son évolution propre, et le peintre est à la fois acteur et spectateur de son geste.

Peindre est une aventure.

Picasso disait : « Si l’on sait exactement ce que l’on va peindre, alors à quoi bon le peindre ! ».

En outre, le regard du peintre est destiné à en créer un pour nous. Il nous montre, nous fait voir, nous aide à créer à notre tour nos propres images. Le regard que nous portons sur ce que son regard nous apporte par le tableau, engendre dans notre conscience un état nouveau, touche une dimension plus large de notre être.

L’oeil aussi se peint. Quand il s’agit d’un portrait, l’oeuvre aussi nous considère. Et où mieux saisir le secret d’un peintre que dans ce regard dont il dote ses créatures.

J’aime cette définition de la peinture de Léon Battista Alberti, au XVième siècle. « Je trace un rectangle de la taille qui me plait, et j’imagine que c’est une fenêtre ouverte par laquelle je regarde tout ce qui y sera représenté. La fenêtre avec son cadre et son châssis est cette surface translucide qui me permet de voir le monde extérieur. Le tableau lui aussi est une fenêtre qu’on dit ouverte sur le monde ».

Peindre est une expérience qui se vit le plus souvent dans la solitude, mais cette capacité à créer peut s’utiliser comme un moyen privilégié d’ouverture vers les autres.

Créer dans son coin est une chose, mais à un moment ou un autre, on a envie ou besoin de rencontrer des gens qui travaillent dans le même domaine.

La pratique artistique se démocratise par la formation de groupes et de sociétés de peintres. Il en existe partout, dans toutes les villes. Chaque association a sa façon de recruter ses membres en fonction de ses objectifs et ses moyens. Ensemble, les peintres amateurs de tous niveaux exposent, organisent des visites d’expositions, de salons ou de musées. Les informations culturelles circulent.

Au sein de ces groupes, on trouve souvent des personnes d’âge et de milieu social très variés. Des retraités comme des jeunes découvrent de la motivation à créer, et du plaisir à développer un espace personnel tout en s’impliquant dans des projets communs.

Le travail peut être animé par un professeur d’Arts Plastiques, un peintre expérimenté, voire professionnel. On y apprend à se familiariser avec les outils, la matière, les supports. Les techniques commandent tous les arts, mais toute technique comporte une part d’habileté, laissant à celui qui agit, une marge de choix et d’intervention. Plus on maîtrise la technique, plus on est libre pour exprimer le regard et le personnaliser.

En attirant l’attention sur une réalité qui fait partie de notre quotidien, le peintre établit une communication entre l’image et le groupe social.

Je me souviens d’une journée dite : « Les peintres dans la rue » à Arras. La plupart d’entre eux, installés sur les places, ont levé les yeux sur les façades à colonnes surmontées de pignons chantournés, ainsi que sur le beffroi. Un seul peintre a dirigé son regard vers le bas pour traiter avec réalisme les pavés qui font aussi de cet ensemble architectural. Petit clin d’oeil symbolique… Le rouge d’une capsule de Coca-Cola tranchait sur le gris de la pierre. C’était une invitation à voir autrement ces éléments du paysage urbain auxquels on ne prête pas attention, mais qui parlent à leur façon.

J’ai fait partie d’une association ouverte à toutes les formes d’expression plastique.

Ce groupe, limité à vingt membres, organisait des biennales. Le choix des invités à ces manifestations de prestige, était fait pour réaliser un ensemble des plus fortes et plus diverses personnalités de peintres, inventeurs, explorateurs. L’idée était de réunir, de réconcilier les tendances les plus différentes de la peinture au sein d’une même exposition de qualité. Les figuratifs, les abstraits, les surréalistes, les symboliques, les trompe-l’oeil, etc… cohabitaient avec les oeuvres de plasticiens et des sculpteurs.

Tout au long de cette visite initiatique, le public le plus large (scolaire compris) était amené à observer et à se familiariser avec les démarches les plus innovantes. C’est d’étonnement en surprise que le visiteur pouvait élaborer sa réflexion en portant son regard un peu plus loin.

Visiter une exposition de peinture, c’est aller à la rencontre de l’autre, curieux de découvrir son univers. C’est aussi le désir de s’enrichir dans un esprit d’ouverture et idéalement de tolérance.

Face à l’oeuvre, le regard dépend de la sensibilité naturelle du spectateur.

Il est bon parfois, que le regard soit dérangé, déconcerté, en perte des repères habituels, en quête de sens. L’occasion est peut être donnée d’aller au-delà des apparences et des conventions, de dépasser le jugement qui étiquette et dans la détente de l’esprit et du corps, accueillir les émotions qui surgissent. Par l’intermédiaire du tableau, une véritable relation d’être à être entre le peintre et le visiteur, peut s’installer, tant l’expression de l’un fait résonance avec le ressenti de l’autre. Quel plaisir de contempler un tableau que l’on aime, de s’attarder jusqu’à la fatigue des yeux pour ne percevoir que la vibration de la couleur. Sentir la vie derrière la matière et de s’en nourrir.

D’autre part, le regard dépend aussi de l’équipement culturel, c’est-à-dire du savoir.

Une chose qui ne monopolise que le regard n’est pas forcément à la portée de tous. Il n’y a pas d’immédiateté du regard. On apprend à voir, comme on apprend à écouter ou à s’exprimer. Connaître quelques précisions sur la démarche du peintre, pouvoir situer son ceuvre dans un mouvement pictural et une époque, permet de mieux l’aborder. La connaissance éclaire le goût et détermine l’attirance pour un certain type d’œuvres.

Dans notre société qui cultive la multiplicité des images, le tableau reste une image à part.

C’est une œuvre originale, unique, qui est de tout temps et qui traverse le temps. L’humanité, la conscience d’humanité, est présente dans tout geste de peindre, depuis Lascaux.

La possibilité qu’offre la peinture de se regarder soi, au travers de l’oeuvre, la fait entrer comme auxiliaire dans l’espace thérapeutique.

Lorsque l’on parle de peinture thérapie, on fait référence à une méthode basée sur l’acte de peindre, amenant une personne à un changement positif dans son appréciation du monde et d’elle-même. L’art se définit comme un support.

Si on considère l’art thérapie dans l’histoire, c’est avec le Chamanisme qu’il semble volontiers renouer avant tout autre Tradition. Depuis sa naissance dans les années cinquante, il est le plus souvent pratiqué en libéral, mais aujourd’hui, nombreux sont les services de psychiatrie publics ou privés qui lui font appel. La peinture thérapie peut être conseillée comme complément à une psychanalyse ou être utilisée par la psychologie transpersonnelle ou encore par les approches comportementales. On la pratique en gérontologie mais aussi dans le travail de prévention de la violence. En tant que méthode qui réduit la verbalisation, elle se présente comme une voie psychothérapeutique de secours, pour ceux qui ont des difficultés avec la parole. D’une manière plus générale, les problèmes émotionnels, les troubles du comportement, les difficultés d’adaptation, les soucis liés aux handicaps sensoriels et physiques constituent les indications pour la peinture thérapie.

La clientèle de ces ateliers se compose de personnes de toutes générations qui désirent sortir d’un état de mal-être. Les cures, qui peuvent durer quelques années, sont prescrites préférentiellement aux enfants et aux adolescents en échec scolaire.

Enrichissement sensoriel et émotionnel, gestion des états de chaos et de souffrance sont les buts de cette méthode qui, en stimulant les capacités créatives, favorise l’expression et le dépassement des problèmes personnels. Ceci, dans une perspective d’ouverture identitaire.

Le thérapeute se doit de connaître suffisamment la technique de la peinture pour pouvoir en appréhender le contenu symbolique et en faire prendre conscience à son patient. Sa fonction consiste à accompagner discrètement la personne, en l’encourageant à poursuivre son exploration, en la poussant au besoin, avec beaucoup de prudence, vers plus de profondeur. C’est lorsque celle-ci lâche prise et quitte la superficialité que la thérapie avance.

Peut importe le talent ou le savoir-faire, le plus important est d’écouter sa `voie intérieure’ et de l’exprimer dans un climat sécurisant. C’est un travail de transformation psychique via le maniement de la matière étalée.

Notre manière de voir les choses et notre attitude dans le monde ont un rapport direct et déterminant avec nos colorations intérieures. Utiliser les couleurs en phase avec le ressenti du moment revient souvent à traduire des émotions à l’état pur.

Le choix des couleurs et leur association sont signifiants.

Déposer la couleur à grands coups de pinceau n’a pas la même signification que travailler un aplat par touches successives et légères. Quant aux traits et aux formes, ils expriment également des états secrets par le truchement de la gestuelle.

Dessiner une courbe ne traduit évidemment pas la même émotion que de barrer la feuille de lignes brisées ou zigzagantes.

Le mouvement laisse une trace qui peut se décoder.

Par la répétition d’un graphisme ou d’une palette, les travaux réalisés se chargent aussi de sens.

Posée sur la toile, une colère, en devenant extérieure, ne présente plus le même caractère personnel et menaçant. Par la capacité à exprimer le ressenti, la confiance en soi se développe. Ce faisant, le patient reçoit une influence de sa production qui lui renvoie une autre image de lui. Le regard change. Un véritable dialogue entre lui et sa réalisation commence à s’établir, débouchant sur des prises de conscience à la faveur desquelles le processus thérapeutique peut s’enclencher

Un regard nouveau, souvent libérateur, voit le jour, comme une fenêtre qui s’ouvre sur le monde secret de la personnalité.

Les artistes savent bien que leurs humeurs modifient leur regard et affectent leurs oeuvres. Les émotions et les sentiments ont toujours fait partie du monde des arts. De nombreuses oeuvres célèbres ont été produites sous pression, inspirées par la dépression, la frustration ou résultant d’un grand besoin à communiquer.

A ce propos, Antonin Artaud disait : « On n’a jamais écrit ou peint, sculpté ou modelé que pour sortir de l’enfer ».

Il est évident que nombre d’artistes ont trouvé dans l’acte de peindre un remède personnel à leur tourment, leur détresse ou leur obsession. Si le peintre a besoin de soin, il se passe de thérapeute. La pratique artistique est auto thérapeutique. C’est un modèle soignant sans intermédiaire et sans théorie.

Pour conclure, je dirai que, si l’artiste en créant apprend à se connaître et à connaître l’univers et les Dieux, comme l’enseigne le précepte socratique, cette possibilité ne lui est pas réservée. Tout un chacun peut, sans souci du résultat, faire l’expérience de dessiner ou de peindre.

En permettant de se recentrer sur soi, l’activité créatrice est bien le processus qui apporte une nouveauté à soi-même. Toutefois Il n’est pas nécessaire de vivre un état de mal-être pour s’exprimer en créant. Simplement être curieux, s’ouvrir à ce qui n’est pas familier et prendre le risque d’être étonné, surpris par un regard qui en se transformant, transforme.